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Santiago de Cuba - Juillet |
Crédit photo : CIDMUC
Cet article n'était plus accessible depuis que le numéro de la revue PERCUSSIONS pour lequel il avait été traduit était épuisé. Cette parution a été un travail d'équipe. J'en fus le passeur, le fondateur de la revue, Michel Faligand en fut l'instigateur et Francis Genest l'efficace traducteur. dc
PRÉAMBULE DE L'ÉDITION FRANçAISE : "... Dans ce texte, l'auteur tire remarquablement partie de son enquête sur le terrain et la confronte fructueusement aux auteurs de référence. Il pénètre une brèche laissée ouverte par Fernando Ortiz qui, dans son monumental traité sur les instruments de la musique cubaine, n'avait pas eu d'informations sur les tambours à coins présents dans cette région de Trinidad-Sancti Spiritus. Ceux-ci sont de deux types : d'une part de petite taille, d'utilisation profane et directement originaires de la côte africaine des Calabars, comme ceux analysés ici, et d'autre part de plus grand taille, d'utilisation rituelle et manifestant une transculturation à partir des deux origines "Calabars" et bantoue, ce qui est analysé dans un autre article de l'auteur. L'attention qu'il a portée à ces tambours se révèle fort intéressante comme cas d'interrelation de cultures africaines et ouvre de nouvelles perspectives par le fait qu'elle rapproche le cas cubain d'autres régions latino-américaines où est présent ce type de tambour, et ce dans un contexte d'interrelations comparables (Haïti, Venezuela, Colombie, et même l'État de Bahia au Brésil). Tandis, que lorsqu'on se contentait de comparer les tambours de ces pays aux seuls tambours cubains analogues connus auparavant, ceux des sociétés Abakuá, le cas cubain paraissait atypique, avec son contexte exceptionnel d'une société secrète masculine africaine transportée aux Amériques. Signalons au lecteur que, comme il s'en apercevra, cet article avait été écrit par un Cubain s'adressant à d'autres Cubains". dc (1998).
NOUS nous proposons ici de réaliser une étude du tambour utilisé dans les tonadas trinitarias ("de Trinidad") de Cuba. Nous écrivons "tambour" au singulier car, bien qu'on utilise dans cette musique trois membranophones, la dénomination propre de chacun d'eux dépend plus de leur fonction musicale que d'une quelconque différence morphologique qui, même si elle existe, n'est pas constante. Ces tambours ont donc des fonctions individuelles distinctes avec trois degrés approximatifs d'accord qui correspondent à trois plans de communication rythmique.
IL s'agit donc ici d'un petit cylindre unimembranophone dont le système de tension consiste en un cordage maintenu au moyen de coins, ce qui lui confère une grande similitude morphologique avec les trois tambours enkómo qui font partie de l'ensemble de percussions des rites abakuá* (voir glossaire) appelé biankomeko, malgré des différences notoires dans d'autres domaines (1). C'est généralement le système de tension qui nous permet de deviner la provenance ethnique de nos tambours d'origine africaine. Ainsi nous identifions comme étant d'origine arará *, ou dahoméenne, ceux dont la tension est obtenue au moyen de cordes et de chevilles introduites dans le corps même de l'instrument ; ou encore nous attribuons l'origine congo* à ceux qui, tout en présentant une peau clouée, se tendent à l'aide d'une source de chaleur. De même l'origine carabalí* du tambour de Trinidad est clairement établie de par son système de tension par coins. De cette zone d'Afrique n'arrivèrent à Cuba en quantité significative que les Noirs provenant de l'extrême sud-est de l'actuel Nigeria, région connue sous le nom de "Calabars" qui englobe des peuples comme les Efik de filiation semi-bantoue, donc les noyaux ethniques à l'origine de la société secrète abakuá. Les Efik font partie d'une famille plus grande : les Ibibio , nom d'un des groupes ethniques les plus importants qui la composent (NDLR : Cette affirmation est de la responsabilité de l'auteur). Dans un livre de Samuel Akpabot sur la musique du peuple Ibibio figure une photographie magnifique de tambours à coins (1975 : 20) - que nous pouvons comparer avec les nôtres - sur laquelle on peut apprécier les similitudes entre ces tambours africains d'un côté et les tambours ñáñigos* ou ceux des tonadas de Trinidad de l'autre. Il en existe deux types chez les Ibibio : le long et étroit, le "nting" que nous associerons au bonkó-enchemiyá des ñáñigos, et le court appelé ekomo, qui correspond morphologiquement à l'enkómo abakuá et au tambour des tonadas de Trinidad, Fernando Ortiz - qui dans son oeuvre consacrée aux instruments de la musique afro-cubaine ne fait pas mention des tambours de Trinidad - affirme qu'à Cuba les tambours à coins "appartiennent exclusivement aux ñáñigos semi-bantous ..." (III, 254). Ceci est la preuve qu'Ortiz ignorait l'existence tant des petits tambours des tonadas que des grands à coins employés dans le cabildo* de Congos reales ("Congos royaux") - également de la ville de Trinidad - ainsi que du bongó à tension par coins particulier aux coros de clave (voir glossaire) spiritains (NDLR : de Sancti Spiritus).
Tambours abakuá
(biankomeko). En haut : Les trois enkómo (Exposition des tambours
afro-cubain de Milian Galis © Daniel Chatelain
ET pourtant un détail nous renforce dans notre conviction que les tambours des tonadas sont une réminiscence de quelque cabildo carabalí disparu, et non pas - comme certains ont pu le penser - le résultat d'éventuelles influences abakuá, à Trinidad où n'ont jamais existé de potencias (sociétés) ñáñigas. Ortiz présume, d'après des renseignements qui lui furent rapportés que " les tambours des vieux Carabalí de Cuba étaient semblables à ceux qui furent et sont toujours joués par les Abakuá ou ñáñigos " (1953 : III, 388). Autre argument en faveur de notre opinion sur l'importance des cabildos dans l'origine des tambours des tonadas de Trinidad, l'existence de tambours à coins dans le cabildo Congo auquel nous avons fait référence. Comment expliquer, dans une confrérie qui conservait ses traditions de manière aussi fermée, une influence aussi extérieure et différente comme l'eût été l'assimilation de caractéristiques carabalí au travers des ñáñigos ? Ceci ne peut être qu'un phénomène de transculturation en vertu duquel certains aspects que nous avons identifiés comme étant carabalí, et qui étaient déjà présents à Trinidad, furent assimilés par la confrérie des Congos Reales - le cabildo majeur de cette ville - probablement après qu'aient été assimilées par affinité culturelle les réminiscences de quelque confrérie locale de la "nation carabalí " déjà sur le déclin (2) . De plus, on observe souvent sur les terres américaines une correspondance entre l'utilisation de tambours à coins et certains traits d'origine congo dans la danse ou la fonction rituelle. Au Venezuela par exemple, les danses des Chimbangueleros qui se pratiquent à Zulia et Trujillo en l'honneur de Saint-Benoît sont, selon Liscano, clairement d'origine bantoue, alors même que le système de tension par coins des tambours chimbangueles, ainsi que d'autres caractéristiques, dénotent une origine carabalí. D'un autre côté, au
Tambours chimbangueles (Vénézuela). Source : http://www.fundalares.com
Brésil, dans la musique des cultes congo, angola et caboclo on utilise des tambours à coins (Herskovits, 1946); même chose en Haïti (3) , où la musique jouée pour le culte consacré aux divinités congos inclut des tambours à coins, même si on y emploie également des tambours à tension par tordoirs (Courlander, 1960).
Tambours atabaques de
candomblé angola (Brésil) © Isabelle Larras
LES tambours des tonadas de Trinidad sont propres à la ville de Trinidad, située dans la région centrale de Cuba, à quelques kilomètres de la côte Sud, et faisant partie de la province de Sancti Spiritus. Ils ont également été utilisés autrefois dans les villages de Caracucey et Condado, proches de Trinidad, ainsi qu'à Cienfuegos. Selon Manuel Quesada Puig la connaissance de l'existence des tonadas remonte au moins à 1851. On suppose qu'elles jouaient alors avec les mêmes tambours que ceux que nous voyons aujourd'hui. Les tonadas cessèrent de descendre dans la rue en 1958 alors qu'étaient déjà décédés ceux qui les firent connaître, Alfonso Puig et Venerando Lugones. Leurs neveux respectifs, Manuel Quesada Puig et Francisco Cuéllar Lugones, nos principales sources d'information, perpétuèrent la tradition quelques années plus tard.
Tambours à coins pariétaux
de Colombie. Premier plan : Toto la Momposina
LES tonadas sont des groupes du type des claves apparues au siècle dernier dans les villes de La Havane, Matanzas et Sancti Spiritus. On a connaissance de l'existence, à Matanzas, d'ensembles dénommés claves liés à des cabildos africains : "la Violencia" était, d'après ce qu'on dit, intégrée par des personnes d'origine carabalí ; "los Congos de Angunga" était composé de descendants de Congos et le "Bando Azul" est resté depuis sa fondation en 1910 jusqu'il y a quelques années dans la maison même où résidait la confrérie arará de Matanzas (Martínez Furé, 1961). Il n'y avait donc rien d'insolite à ce que les tonadas de Trinidad soient liées à un cabildo , celui des "Congos Reales" dans ce cas précis. Il n'est pas non plus insolite, nous l'avons vu, que des traits culturels carabalí , en particulier le système de tension par coins, apparaissent dans un contexte congo. L'apparition des tonadas , comme celle des groupes de claves et de rumba, fut déterminée par l'insertion des créoles et des mulâtres affranchis dans la population des Africains et donc par les nouveaux rapports de classes qui en découlèrent, rapports différents de l'esclavage, et par leurs contacts avec la classe ouvrière blanche. Ces facteurs motivèrent de profonds changements qualitatifs à l'intérieur de cette frange de la population noire non-esclave. Selon Argeliers León "ce furent ces milieux urbains, et même ceux des petites populations de l'intérieur, qui furent propices à fomenter une culture populaire suivant les opportunités de contacts et de transfert de biens culturels" . D'autre part, surgit de ces milieux urbains de Cuba une musique intégrée par les apports africains divers et successifs, mais déjà solidement enracinée ; ainsi, détachée de la tendance conservatrice propre au rituel, elle sera l'objet de transformations notoires. Il existe cependant des nuances entre les tonadas de Trinidad et les claves de La Havane, Matanzas et Sancti Spiritus. Les premières, même si elles présentent des caractéristiques qui résultent d'un processus de transculturation, conservent de manière forte et singulière des éléments "afroïdes" que d'autres groupes ont perdus ou "ré-interprétés", pour employer la terminologie de Herskovits (1974).
LE tambour des tonadas ou des fandangos, comme on nommait autrefois ce type de rassemblement musical, reçoit comme nous l'avons signalé trois dénominations selon le degré de tension et la fonction qu'il occupe dans l'ensemble. Ces noms sont d'origine hispanique. Quand le tambour s'accorde dans un registre plus aigu que les autres, il s'appelle "quinto" ou "requinto". Comme le précise Argeliers León "quinto, requinto, quinteador sont des mots utilisés dans notre vocabulaire qui proviennent de la musique euro-occidentale, dans laquelle le terme "quinto" désigne un instrument à son aigu... ". On emploie aussi ce vocable en rumba pour désigner le tambour le plus aigu. Lorsqu'il s'accorde dans un registre médium, il prend la dénomination de "marcador" ou "un solo golpe" ("un seul coup", NDT), due au fait qu'il "marque" le rythme fondamental au travers d'une seule percussion pour chacune des quatre pulsations qui composent la trame rythmique de base - mesure standard en musique africaine et en musique populaire traditionnelle cubaine ayant une durée équivalente à une mesure à 12/8 en rythme ternaire et à 4/4 en rythme binaire. La même dénomination, un solo golpe , est donnée au tambour biankomé de la musique abakuá (Ortiz, 1953), qui exécute également une succession de percussions régulières et remplit une fonction analogue, même si sa hauteur de son ne correspond pas à celle du un solo golpe ou marcador des tonadas.
Position des mains © Revista
Clave
SI le tambour s'accorde dans un registre grave on l'appelle bombo, nom d'un tambour bimembranophone propre aux orchestres d'origine européenne, particulièrement les fanfares militaires. En Amérique, Indiens et Noirs se le sont approprié, l'incorporant fréquemment dans leurs musiques folkloriques (Ortiz, 1953). Le bombo des tonadas ne présente aucune similitude morphologique avec son homologue européen ; il existe pourtant entre eux une analogie : la hauteur relative du son, le bombo étant un tambour grave en vertu de sa grande taille. Nous supposons que c'est là l'origine de l'homonymie entre les deux tambours.
SELON la classification de Hornbostel et Sachs le tambour des tonadas appartiendrait à la famille des membranophones à percussion directe, tubulaires, cylindriques, à une peau animale, ouvert, à peau attachée au moyen d'une corde et de coins de tension - correspondant au code 211-211-1-814. Il se différencie des tambours abakuá, ces derniers étant en général de forme légèrement conique et correspondant au code 211-251-1-814. Fernando Ortiz décrit les tambours à coins de la manière suivante : "Le cordage maintient la peau au moyen d'une bande, sangle ou ceinture également faite en cordage, qui servira à régler la tension de la peau à la manière d'un ceinturon et dont on pourra accentuer l'effet au moyen de pièces de bois à angle dièdre introduites verticalement et très étroitement entre cette ceinture de cordes et le fût lui-même. C'est le tambour à coins pariétaux" (1953 : III, 253).
LE montage du tambour de Trinidad (voir schéma) consiste en un cordage qui entoure la peau mais est invisible car recouvert par le bord de celle-ci. Les cordes visibles sont le "jico", qui fait également le tour de la peau et descend en lacets à intervalles réguliers (approximativement tous les 10 ou 12 cm) jusqu'à un autre cordage qui ceint le fût du tambour généralement sur trois ou quatre tours - presque toujours trois pour les tambours ñáñigos - et porte le nom de " zuncho ". Les coins, au nombre de six ou sept, s'introduisent entre ce cerclage de corde et le fût du tambour. Les lacets du jico ne sont pas noués sur le cordage inférieur comme pour les tambours abakuá mais en font simplement le tour par en-dessous avant de remonter vers la peau. Le nombre de lacets dépend du nombre de coins ; il y a un lacet entre deux coins, le nombre de lacets sera donc équivalent au nombre de coins. C'est là encore une différence avec les enkomo abakuá dont les coins (quatre) peuvent être placés tous les un, deux ou trois lacets.
LES tambours de Trinidad ne possèdent pas, comme les ñáñigos , de cordes qui font le tour du fût pour reprendre et tendre les lacets. La corde qui fait office de ceinture est plus grosse que celle faisant office de jico .
LE fût de ces tambours est en une seule pièce, fait dans un tronc d'arbre évidé sur le bord inférieur duquel on place un feuillard, bande métallique clouée qui évite que le fût ne se fende trop facilement. Ce tambour ne porte aucune décoration gravée ou peinte mais est tout de même verni. Nous pourrons ajouter qu'aussi bien le vernissage que le feuillard de renfort apparaissent parfois sur les tambours abakuá.
SUR le tambour que nous avons étudié à Trinidad, construit par Francisco Cuéllar Lugones, le bois employé pour le fût était du Geraschantus ( Canalete ), arbre sauvage au bois flexible (Pichardo, 1976). On peut cependant aussi utiliser l'avocatier, le caroubier, le bois de caisse ou encore le cèdre bien que celui-ci ne soit pas très recommandé car il sonne moins bien. En cela notre tambour est différent des tambours ñáñigos pour lesquels, selon Ortiz, on emploie fréquemment le cèdre en raison de l'aisance à le travailler, de sa légèreté et de sa sonorité. La peau des tambours des tonadas est généralement du jeune bouc mais on peut utiliser une peau de mouton. Le jico peut être en coton ou en fibre d'agave. Le cordage inférieur est en agave.
LES dimensions du tambour que nous avons mesuré à Trinidad, fabriqué par Francisco Cuéllar Lugones, sont les suivantes :
- diamètre
supérieur : 23 cm
- diamètre inférieur : 24,5 cm
- hauteur : 33 cm
- épaisseur : 1 cm
UN
autre bombo fabriqué par Francisco a les
dimensions suivantes :
- diamètre supérieur : 23,5-25 cm
- diamètre inférieur : 23,5-25 cm
- hauteur : 30 cm
- épaisseur : 1 cm
ON pourra comparer ces dimensions de tambours "contemporains" avec celles des tambours ayant appartenu à Fernando Gascón, fameux musicien de tonadas mort en 1918 :
Bombo :
- diamètre supérieur : 21,5-23 cm - diamètre inférieur : 21-24 cm - hauteur : 27, 5 cm - épaisseur : 1 cm |
Quinto : - diamètre supérieur : 18-23 cm - diamètre inférieur : 20-23 cm - hauteur : 29 cm - épaisseur : 1 cm |
SELON Ortiz la hauteur des enkomo abakuá est de 35 cm pour le obí-apá , 25 cm pour le cuchi-yeremá et 20 cm pour le biankomé. Le tambour de Trinidad a donc une hauteur comparable au plus grand des enkomo : le obí-apá. Les trois enkomo ñáñigos sont fréquemment de taille quasi-identiques mais toujours accordés différemment" (Ortiz, 1953), tout comme les tambours de Trinidad. Chez ces derniers certaines caractéristiques semblent être devenues constantes alors qu'elles ne sont qu'occasionnelles chez les ñáñigos , comme la même hauteur pour les trois tambours ou la forme cylindrique.
LES coins des tambours mesurent environ 4 cm de large et 15 cm de long, plus ou moins comme sur les tambours ñáñigos . Le fût du tambour se fabrique en évidant la partie du tronc choisie à l'aide d'un outil tranchant, pour y déposer ensuite du charbon incandescent. Lorsque le tronc est suffisamment brûlé on finit de l'évider pour obtenir ce que l'on voit fig. 1. On fixe ensuite le feuillard de renfort sur le bord inférieur (fig. 2). On laisse la peau tremper dans l'eau pendant une journée pour qu'elle s'assouplisse, on la pose ensuite sur l'ouverture supérieure du fût et on l'entoure avec un cordage fin (fig. 3). Puis on replie le bord de la peau vers le haut et on la perce de part en part par dessous le cordage (entre celui-ci et le fût lui-même) avec un long clou effilé ou un poinçon, faisant ainsi deux trous dans la peau à l'endroit de la perforation (fig. 4). Après avoir fait ces trous en 6 ou 7 endroits de la peau, on y introduit le jico au moyen d'un petit fil de fer en forme de crochet (fig. 5).
UNE fois monté le jico on passe le cordage inférieur (zuncho) à travers ses lacets tout autour du fût et on l'attache (fig. 6). On place enfin les coins dans les intervalles des lacets, entre le cordage inférieur et le fût, et on les enfonce vers le bas ce qui a pour effet de faire descendre le cordage inférieur et donc de tirer le jico , provoquant ainsi la tension de la peau (fig. 7).
© Revista Clave
LES tonadas sont le principal contexte dans lequel on utilise les tambours que nous étudions. Elles consistent en un chant où alternent un soliste et un choeur. Les textes ont un caractère social, politique, religieux et satirique. La satire est un élément caractéristique de ce qu'on appelle les "tonadas de puya" (de chicanerie, de défi, de provocation), Il y avait jadis des controverses entre les groupes de tonadas de différents quartiers comme ceux de Jibabuco et El Simpá, au cours desquelles on dévoilait ce que l'on savait de l'autre à travers le chant. C'est pour cela que selon Manuel Quesada les tonadas étaient des chants de chicanerie qui finissaient souvent en esclandre. voici quelques textes que l'on nous a communiqués comme étant de ces chants de chicanerie :
"Femme
ne parle pas de ton mari
Femme ne parle pas de ton mari
Femme de mauvais sentiments
Tu n'as pas encore payé ton dû
Car n'est pas arrivé le moment fatal
Je l'ai vue la nuit dernière comme je vous vois
Je l'ai vue la nuit dernière comme je vous vois
Alors que les coqs chantaient
J'ai préféré fermer les yeux
Je ne pouvais pas croire
Je ne pouvais pas croire
Qu'une femme seule
Paye sa maison et puisse vivre
Sans offenser son honneur
Je ne peux pas le croire"
UN autre genre important dans lequel apparaissaient les tambours de Trinidad est la "rumba managua ", d'origine indiscutablement congo. Francisco Ortiz précise que "la managua est un jeu congo qui consiste en une joute de chicaneries satiriques ou simplement d'énigmes ou d'ingénieuses plaisanteries" . Et il ajoute une observation importante : "le jeu de managua n'a pas de tambours particuliers" si bien que "généralement les managüeros ou puyeros allaient de fête en fête tout comme les maniseros ou joueurs de mani (4) et profitaient des rythmes de yuka* communs aux divertissements profanes chez les Congos " (1954, III : 447). Si la managua des Congos se jouait généralement avec les tambours de yuka , dont elle était un dérivé, la rumba managua a fini par être jouée avec un type de tambour bien distinct : ceux des tonadas . D'autre part devient évidente l'influence que les chants satiriques des managuas ont exercée sur les tonadas de puya . Voici le texte d'une rumba managua , dont on peut apprécier le caractère satirique :
"Pleureuse
ô pleureuse
Pleureuse ne pleure plus
Aussi dépourvue de honte que tu aies pu être
Pleureuse ne pleure plus"
LES tambours des tonadas servaient également à jouer la rumba columbia, qu'il n'est pas nécessaire de commenter ici tant le genre est connu dans notre pays [Cuba]. Selon le septuagénaire Manuel Quesada les tambours de Trinidad furent utilisés dans une autre musique : le son corrido * Selon ses renseignements le son corrido - genre dansant avec controverse improvisée - était originaire de Vueltabajo.
LE texte de son corrido que nous a communiqué Manuel est quasiment identique au refrain d'une célèbre "chanson espagnole", comme on nomme la version en mode mineur (phrygien précisément) de notre punto guajiro * :
"Il n'y
a pas d'amour, pas d'amour
Il n'y a pas d'amour par charité"
EN résumé, nous pourrons dire que la musique qui se joue avec les tambours de Trinidad fait partie de ce qu'Argeliers León a proposé d'appeler "le répertoire chansonnier afroïde urbain" dans le cadre de la musique caraïbe. Celle-ci se caractérise par la présence de traits africains qui "se sécularisent et se pérennisent sous des formes simplifiées" dans un environnement urbain (León, 1974). Le petit tambour de Trinidad se percute avec les deux mains et est placé entre les jambes de l'exécutant, maintenu avec les genoux ; ou, lorsqu'il est joué en marchant, porté à l'aide d'une sangle sur le côté gauche de celui-ci. En ceci, il est très différent de l' enkomo abakuá qui est tenu sous un bras et joué avec la main libre. Il en existe néanmoins chez les Efik du Nigeria un autre type qui se porte sous le bras gauche, suspendu par une bande de toile passée autour de l'épaule. On peut aussi le jouer assis sur le sol en le tenant entre les jambes (Partridge, 1905), comme les petits tambours de Trinidad. La position dans laquelle se jouent ces derniers permet de pouvoir développer toutes les possibilités que l'on trouve chez les autres unimembranophones percutés à main nue : toutes les variétés de sons, selon que l'on frappe avec la main creuse ou plane, au centre ou sur le bord de la peau, avec quatre doigts ou deux ou un, avec le bout ou toute la surface des doigts, en donnant un coup sec ou en laissant la main sur la peau après la percussion. Le plus grand nombre de possibilités est bien entendu utilisé sur le requinto.
AU point de vue rythmique, les trois tambours qui interviennent dans les tonadas ont une fonction très définie. Tout comme dans la musique africaine ou cubaine d'origine africaine, un des tambours réalise des variations improvisées - et est donc joué par le musicien le plus habile - alors que les autres jouent des rythmes constants. Cependant, à la différence de ce qui se passe en musique africaine ou afro-cubaine, ce rôle principal correspond à l'instrument le plus aigu dans les tonadas , c'est-à-dire le quinto ou requinto . Voici ce qu'exprime Argeliers León à propos de cette inversion de fonction des plans rythmiques graves et aigus : "L'inversion des fonctions expressives dans ces trois plans de communication rythmique n'a pu se produire que dans les genres urbains primaires, ou ultérieurement plus élaborés, mais en dehors des enclaves rituelles originelles qui se sont conservées à Cuba" (León, 1979).
DANS les tonadas il existe également une différence entre le type de rythme joué sur le tambour grave et celui joué sur le tambour intermédiaire. Ce dernier joue un rythme de base très simple qui consiste en une succession de percussions régulières. Le tambour grave joue un "patron rythmique", c'est-à-dire un rythme plus élaboré. Les fonctions du grave et du médium correspondent à celles du médium et de l'aigu en musique africaine telles que les décrit le musicien ghanéen J.-M. Kwabena Nketia (1963).
DANS le groupe de tonadas c'est le bombo qui joue en premier, puis le marcador, et enfin le quinto . La fonction des tambours dans l'ensemble, à côté du chant, est primordiale. C'est à travers eux, à l'instar de la musique africaine, que la complexité d'une structure rythmique multilinéaire atteint son point culminant, tout comme elle atteint la richesse rythmique et tonale maximum de la section percussive. En plus des tambours, on trouve dans un ensemble de tonadas une muela ou guataca (lame métallique d'outil, NDT) et un houe et un güiro. Dans le son corrido on n'utilise que deux des tambours des tonadas , un très, une guitare, un güiro et des claves.
LES tonadas se chantaient et se jouaient à l'occasion de la fête de Saint-Jean et de Saint-Pierre, respectivement les 23 et 29 juin. Les Vêpres de la Saint-Jean se chantaient dans les rues pendant toute la nuit, et au petit matin les musiciens allaient à la rivière se laver le visage, tradition qui met en évidence les connotations religieuses de cette tradition musicale. On jouait également les tonadas le soir de Noël, la veille du Nouvel An, le jour des Rois (6 janvier), le jour de la Chandeleur (2 février) et lors de certaines fêtes patriotiques comme le 24 février et le 10 octobre - ainsi qu'à l'occasion du 20 mai, lorsque fût proclamée la "pseudo-république" (NDLR : fête anniversaire de la République sous influence américaine qui a pris la suite du régime colonial espagnol ; à la suite de la révolution castriste la fête nationale est passée au 26 juillet). Les dates gravitent globalement autour de deux grands cycles qui sont le solstice d'été et le solstice d'hiver et coïncident à peu prés avec ceux des relations avec les entités africaines du Venezuela autour des fêtes de Saint-Jean et Saint-Benoît (Acosta Saignes, 1957).
SELON nos renseignements les tonadas se jouaient également lors des fêtes de la Saint-Antoine (13 juin), patron de la confrérie des Congos Reales de Trinidad. A ce propos nous devons insister sur le fait que le développement des tonadas de Trinidad a été associé à ce cabildo . Certains membres de la confrérie appartenaient et font toujours partie du groupe de tonadas . L'un d'entre eux fut Venerando Lugones, qui était le cajero * dans la confrérie et joueur de quinto dans les tonadas . Francisco Cuéllar apprit de son oncle Venerando l'art de la fabrication et du jeu de tambour. Actuellement Rogelio Lugones, fils de Venerando, perpétue la tradition de son père comme directeur du groupe de tonadas et cajero du cabildo. Son frère Roque participe également à ses côtés aux traditions. Venerando Lugones n'était pas d'origine congo, contrairement à sa veuve Petrona Fernández, actuellement Reine du Cabildo San Antonio.
CETTE relation entre cabildos et tonadas peut être considérée comme la continuation de liens ancestraux qui apportèrent aux tonadas certains de leurs éléments les plus caractéristiques, comme la chicanerie dans les tonadas de puya .
Rolando PÉREZ
Traduction et glossaire : Francis GENEST
Première parution : "El tambor en las tonadas trinitarias", revue Clave, 1986, Ministerio de Cultura, La Havane.
Première parution en français : "Le tambour des tonadas trinitarias" dans PERCUSSIONS Première série n° 58, 1998 (Directeur Michel Faligand.
Edition en ligne : Daniel Chatelain
(1) Pour celui-ci se rapporter à : NEIRA BETANCOURT, Lino A. 1991 : Como suena un tambor abakuá, La Havane, et à ORTIZ, Fernando, Los instrumentos de la Música afrocubana, chapitre "Los tambores Ñánigos" (diverses éditions signalées dans PERCUSSIONS n°57, mais la pagination signalée ici est celle de l'édition originale), et au commentaire sur chacune de ces références par Daniel Chatelain dans PERCUSSIONS n°47, p. 23-29.
(2) Cette "transculturation bantoue-calabars" (c'est-à-dire de bantous du Sud de la forêt et de tribus du Sud-Est du Nigeria : Efik, Ibibio... - ces dernières appelés curieusement par des spécialistes cubains "semi-bantoues" - est l'objet de l'autre article de l'auteur, référencé dans la bibliographie, à propos du grand tambour, toujours présent, du Cabildo des Congos Reales et de trois autres lieux de la région (où il a été présent historiquement). La transculturation est - dit très vite - le processus qui permet d'obtenir un élément spécifiquement créole à partir de deux (ou plus) éléments culturels hétérogènes. Pour Malinovski venant à l'appui de ce concept forgé par Fernando Ortiz, " toute transculturation est un processus au cours duquel il se donne quelque chose en échange de ce qui se reçoit ; c'est une "prise et un don" (toma y daca) comme disent les castillans. C'est un processus au cours duquel chaque élément de l'équation sera modifié". Dans le cas qui nous occupe, la forte présence "carabalí" correspond à un rapide développement économique du début du XIXe siècle dans les zones de Trinidad, La Havane et Matanzas, en correspondance avec un fort afflux d'esclaves de cette côte, jusqu'à 1840, où se tarit cette source d'esclaves (en 1836 est formé la première société abakuá à Regla dans la baie de La Havane). Dans les années 1850-60 où s'opère le décollement économique des provinces centrales de Cuba autres que Trinidad, l'origine des esclaves s'est déplacée. Ces provinces reçoivent alors en majorité des esclaves du Congo, de l'Angola et du Mozambique. Ces deux phénomènes ont produit la coexistence de ces deux communautés dans les plantations des zones de Trinidad et Sancti Spiritus, avec d'ailleurs une moyenne d'âge plus élévée chez les Carabalí que chez les Congos. C'est au sein de ce regroupement qu'a été véhiculé le grand tambour à coins. A signaler que dans cette-même région existent d'autres tambours enserrés de cordages, d'un autre type de tension et d'origine yoruba-iyesa.
(3) On pourrait ajouter en particulier la Colombie, notamment le palenque de San Basilio (Toto la Momposina s'est fait accompagner dans sa dernière tournée européenne de tambours colombiens appartenant à cette famille).
(4) Mani : forme de lutte spectaculaire en faveur chez les esclaves "congos". Fut l'équivalent dans les plantations cubaines de la capoiera urbaine du Brésil.
- Abakuá : nom des confréries initiatiques masculines dont les fondateurs furent originaires de la région des Calabars.
- Arará : Peuple originaire du Dahomey (Bénin actuel) incluant principalement les groupes ethniques Fon, Popo et Ewe. Même racine que Rada et Allada. Minoritaire à Cuba, il eut un fort impact sur le vaudou haïtien et le candomblé brésilien.
- Cabildos : Sociétés d'esclaves et d'affranchis qui ont permis de garder vivaces un grand nombre de traditions et coutumes africaines sous couvert d'un syncrétisme apparent avec les fêtes catholiques. Très hiérarchisés, les cabildos avaient un Roi et une Reine et prenaient le nom d'un Saint catholique.
- Cajero : joueur de caja, nom du tambour le plus aigu des trois tambours n'goma ou yuka de la musique congo-bantoue.
- Carabalí : nom générique donné aux Africains de la région des Calabars de culture soudanaise-bantoue.
- Congo : Africain provenant de l'aire bantoue, dont les rives du fleuve Congo. La majorité de leurs cabildos* portent le nom de San Antonio (Saint Antoine).
- Coros de Clave : "chorales mixtes au répertoire comprenant des chants d'inspiration lyrique ou populaire qui parcourent les rues à Noël dès la fin du XIXe siècle. Au XXe siècle ces formations de quartier intègrent un répertoire de guaguancó" (Maya Roy, Les musiques cubaines, Cité de la musique / Actes Sud. 1998). A l'origine les coros de clave étaient accompagnées par un petit membranophone appelé viola ou "banjo sans corde".
- Ñáñigos : nom donné aux membres des sociétés secrètes Abakuá (litt. "Petits Frères")
- Punto Guajiro : chant de paysans blancs à forte influence hispanique, entre autres canarienne, comprenant le Punto Libre et le Punto Fijo selon l'indépendance ou la dépendance du chant par rapport à l'accompagnement.
- Son Corrido : musique de danse cubaine - probablement de la fin du XVIIIe siècle - incluant dans les paroles des romances populaires.
- Yuka : musique accompagnée par les tambours du même nom, d'origine congo-bantoue. Les trois tambours Yuka sont appelés caja, mula et cachimbo. Elle est considérée comme un antécédent de la rumba.
Pour situer les styles cubains évoqués, on peut se rapporter au "Tableau généalogique des styles de la musique cubaine", Daniel Chatelain et Michel Faligand, PERCUSSIONS n°44, p. 26-28 (ou à sa version ultérieure- malheureusement trop réduite - dans les ouvrages signés Jim Payne et Tito Puente).
N. B. : Le texte publié en Espagnol n'était pas suivi d'une bibliographie, malgré les références qui y figurent. Nous avons pu la restituer en grande partie. dc
- ACOSTA SAIGNES, Miguel, 1957. Vida de los esclavos negros. Venezuela. Ré-édité en 1978, La Havane : Casa de Las Américas.
- AKPABOT, Samuel E. 1975. Ibibio Music in Nigerian Culture.
- COURLANDER, Harold. 1960. The Drum & the Hoe. Life & Lore of Haitian People, Los Angeles : University of California Press, Berkeley.
- HERSKOVITS, Melville J. 1946. "Tambores e tamborileiros no culto afro-bahiano", Boletin Latinoamericano de Musica, vol VI, avril, Rio de Janeiro.
- KWABENA NKETIA, J. H. 1963. Drumming in Akan Communities of Ghana, Edinburgh : Thomas Nelson & Sons.
- LEÓN, Argeliers. 1974. Del Canto y el Tiempo. La Havane : ed. Letras Cubanas.
- LEÓN, Argeliers. 1979. "Integración y desintegración de los cultos sincreticos de origen africano en Cuba", Revolucion y Cultura n°80.
- MARTÍNEZ FURÉ. 1961. "El Bando Azul". Actas del Folklore. Année 1, n°7, juillet, pp. 21-23. La Havane.
- ORTIZ, Fernando. 1953. Los instrumentos de la música afrocubana, vol. III et IV. La Havane : Ministerio de Educación.
- ALÉN RODRIGUEZ, Olavo, dir. 1998 : Atlas de los Instrumentos de la música folklórico-popular de Cuba, T. 1 pp. 223-232, CIDMUC. La Havane.
- PÉREZ FERNANDEZ, Rolando. 1986 . "Un caso de transculturación bantu-carabalí en Cuba", Del Caribe n°6. Santiago de Cuba.
- COX, Barry & Johnny FRIAS : Tonadas Trintarias (anglais) sur : Vamos a guarachar! http://esquinarumbera.blogspot.com
- Traduction française de la référence précédente par Patrice Banchereau sur http://rumberosdelahistoria.blogspot.com
DES tonadas trinitarias sont enregistrées dans le disque du Groupe Afro-América "CUBA, chants et rythmes afrocubains" dirigé par Justo Pelladito. (CD) - VDE GALLO 959 (Auvidis). 1997
Vinyle : Música Tradicional Spirituana Vol. II - Tonadas Trinitarias - Conjunto Folklórico de Trinidad (1987) - EGREM LD-4383. Contenu : sur "¡Vamos a guarachar!
FILMOGRAPHIE
- Tonadas Trinitarias (1974) dir. Hector Veitia avec Maria Teresa Linares (Remerciements à Barry Cox qui l'a mis en ligne)