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Les instruments de la musique cubaine / Los instrumentos de la música cubana

PAGE mise en ligne le 28 novembre 2015. Modifiée en mai 2020

Histoire des tambours batá à Cuba :

Introduction & Avant-propos

Auteur : Patrice Banchereau, basé sur les travaux de recherche d'Ivor Miller

Patrice Banchereau : Originaire du Maine et Loire (Angers), a vécu à Toulouse puis à Toulon. Musicien, chanteur et percussionniste, conférencier, chercheur amateur. Professeur de musiques cubaines au CNRR de Toulon-Provence-Méditerranée. Webmaster de 11 sites internet sur les musiques de Cuba. Co-auteur du cancionero rumbero avec l'Américain Barry Cox. Auteur de l'ouvrage 'le Carnaval à Cuba' (Lameca.org). Actuellement musicien des groupes Okilakuá et Colectivo Papapa (dir. Pascal Parent).

Version pdf de cette partie de : Histoire des tambours batá à Cuba


TABLES DES MATIÈRES :
Sur cette page :

Avant-propos :

0. Introduction

1. La santería et les autres religions afro-cubaines

2. Les instruments de musique de la santería

3. Tambour et tambor

4. L'apprentissage des batá, maîtres, disciples et élèves


 Pages en lien

Chapitre I : La période coloniale - les cabildos lucumí.
1. La nación lucumí     
2. Une présence lucumí minoritaire    
3. Les cabildos de nación lucumí
4. Les cabildos lucumí havanais 
5. Añabí et Atandá - La naissance des tambours batá consacrés à La Havane

Chapitre II : La création de la santería moderne à La Havane et à Matanzas.
1. Les maîtresses-femmes de la religion lucumí au XIXe siècle
2. La División de La Habana : santo parado et asiento, traditions egbado et oyó
3. Oba Tero à Matanzas
4. La réconciliation entre Lucumí et Arará

Chapitre III : Histoire des tambours de fundamento havanais.

1. L'obscure histoire des tambours batá du XIXe siècle
2. Andrés Roche « Sublime » et Pablo Roche « Akilakuá »
3. Données confuses à propos des autres jeux de tambours havanais du XIXe siècle
4. La situation dans les années 1950 racontée dans les ouvrages d'Ortiz
5. Les tambours aberikulá, le güiro et les cajitas de Lázaro Pedroso
6. La première photographie de tambours batá

Chapitre IV : Chronologie des tambours havanais du XXe siècle.
1. Le tambor de Pablo Roche (années 1920-1930)
2. Le tambor de Fermín Basinde (consacré en 1927)
3. Le tambor de Nicolás Angarica (consacré en 1942)
4. Le tambor de « Goyo » Torregrosa (consacré en 1943)
5. Le tambor de « Moñito » (consacré en 1944)
6. Le tambor de Jesús Pérez (consacré en 1955)

Chapitre V : Autres tambours havanais à partir des années 1960.
1. Le tambor de Amador (consacré en 1963)
2. Le tambor d'Andrés Chacón « Pogolotti » (consacré en 1963)
3. Le tambor de Francisco Saez Batista
4. Autres bataleros

Tableau chronologique des tambours de fundamento havanais

5. La naissance d'un nouveau tambour

Addendum : Les tambours bata du Musée de la Musique de La Havane (nouveau)

Pages à venir :
    

Chapitre VI : Les tambours batá de fundamento à Matanzas.
Les trois premiers jeux de fundamento matanceros :
1. Le tambor Añá Bí Oyó
2. Le tambor Añá Bí
3. Le tambor Ilú Añá
4. Autres tambours et tamboreros matanceros
5. Particularités matanceras
6. La lagune sacrée du Central Socorro

Chapitre VII : Les processions des cabildos de Regla.

Chapitre VIII : les batá hors des rituels.
1. Les conférences de Fernando Ortiz
2. Le monde des cabarets, de la radio et du cinéma


Page en lien :

Chapitre IX : Annexes : lexique, sources bibliographiques et remerciements (lien pdf)


0. Introduction

Ivor Miller Patrice Banchereau

            Ivor Miller est un chercheur de l'Université de Boston, spécialiste de la diaspora africaine en Amérique. Sa thèse de doctorat (1995) portait sur la santería [1] , de toutes les religions afro-cubaines la plus pratiquée. Ivor est également spécialiste des sociétés abakuá et Ékpe. Dans les années 1980 et 1990 il a effectué de nombreuses recherches à Cuba et au Calabar [2] , où il a été initié à la société Ékpe. Sur la culture abakuá de Cuba, il a écrit pas moins de six articles universitaires, sans compter le remarquable ouvrage The Voice of the Leopard (University of Mississipi, 2008). Il a également publié un article intitulé Jesús Pérez and the Transculturation of the Batá Drum. Il est l'auteur d'autres articles sur les musiques de Cuba, notamment sur Celina González et Merceditas Valdés.

  Abakua Quai Branly

Musée du Quai Branly, 2007, rencontre Ékpe-abakuá, avec les musiciens cubains : Pedrito Martínez, Javier Campos, Román Díaz et Ángel Guerrero. Photo P. Banchereau.


            Grâce au producteur Alexandre Jomaron, j'ai eu la chance de rencontrer Ivor au Musée du Quai Branly à Paris, lors d'une semaine à thème intulée « Le Corps Animal » du 20 au 30 décembre 2007). En ouverture figurait une conférence d'Ivor sur la relation entre abakuá et Ékpe [3] , suivie de la rencontre entre des musiciens nigérians de la société Ékpe et des musiciens cubains de la société abakuá [4] . Quelques mois plus tard, Ivor Miller m'a contacté pour savoir s'il était possible de retrouver la trace des venues de Jesús Pérez [5] à Paris avec Teatro y Danza Nacional, en 1961, puis en 1964 avec le Conjunto Folklórico Nacional à Paris. Sur le site de la Bibliothèque Nationale de France [6] , j'ai découvert plusieurs dizaines de très belles photographies de Roger Pic.

 

 

Jesús Pérez en leader de comparsa, Teatro y Danza Nacional de Cuba, Paris 1961.

 

Jesús Pérez en leader de comparsa, Conjunto Folklórico Nacional de Cuba, Paris 1964. Photos Roger Pic, coll. BNF.

            Ivor Miller et moi avions tous les deux un projet d'ouvrage sur l'histoire des tambours batá à Cuba. J'ai pu constater, sur le site de l'Université de Boston, que le projet du livre d'Ivor avait même déjà un titre : Cuban Lukumí Batá drumming guilds, Oral narratives and historical documents narratives about a West African classical tradition recreated in colonial Cuba. Nous avons échangé quantité d'emails, et je lui ai fourni des interviews de Lázaro Pedroso et d'Ángel Bolaño, enregistrées en 2011. En retour, il m'a fort aimablement fourni toutes celles qu'il avait lui-même réalisées à Cuba dans les années 1990. Il s'agissait d'interviews de plus de trente-cinq personnes, dont la plupart étaient joueurs de tambours batá de fundamento [7] et omo Añá [8] , tels Chachá Vega, Pancho Kinto, Ricardo Carballo, Andrés Chacón, Felito el Makaró, Águedito Moralés, etc… Parmi elles figurent également des historiens cubains comme Rogelio Martínez Furé ou María Teresa Linarés. Il va sans dire que la somme considérable de ces interviews a plus que triplé la base de données dont je disposais.

            Entre-temps, celui-ci était devenu un livre sur la vie de Jesús Pérez et les tambours batá à La Havane. Après avoir lu les essais de mon propre projet, Ivor m'a autorisé à le publier en utilisant ses travaux de recherche. Je ne pourrai jamais assez le remercier de m'avoir ainsi accordé sa confiance.

            En 2008, sur une idée de mon ami Barry Cox [9] , j'ai réalisé – avec son aide – un petit répertoire de rumberos sous la forme d'un blog, sur le modèle de son magnifique site Esquina Rumbera [10] ou de celui du Cancionero Rumbero [11] . Nous avions surnommé ce blog la PERC (Pequeña Enciclopedia de la Rumba Cubana [12] ). Dans le même ordre d'idée, j'ai voulu cette fois réaliser un répertoire de joueurs de batá consacrés. Mais à lecture de différents travaux dont celui de Miguel Willie Rámos, La División de La Habana, il m'a semblé opportun d'ajouter à ce simple répertoire des notions d'histoire de la santería et des traditions lucumí [13] de Cuba. Cependant, le sujet est si vaste, qu'il serait vain d'espérer l'évoquer en quelques pages seulement.

            Cet essai a avant tout pour but, comme je l'ai déjà dit, de retracer l'histoire des tambours batá de fundamento, considérés comme les principaux instruments de la santería, et des musiciens (ou bataleros) historiques qui les ont joués. Mais, si beaucoup d'informations contenues ici sont tirées de ma propre expérience de musicien (et non de mon expérience religieuse), il restera avant tout une compilation de diverses sources écrites, provenant principalement des interviews réalisées par Ivor Miller, mais également d'autres auteurs, dont Miguel Willie Rámos, déjà évoqué pécédemment. Né à La Havane, religieux et chercheur à Miami, il est l'auteur de La división de La Habana. Ce remarquable ouvrage contient lui aussi de nombreux témoignages oraux, recueillis à La Havane et à Matanzas, à la fois sur la religion et sur l'histoire des tambours.

            De manière évidente, si l'on veut parler des tambours de la grande île, il paraît difficile de ne pas citer Fernando Ortiz, le père de l'ethnomusicologie cubaine, surnommé el tercer descubridor de Cuba. Parus dans les années 1950, ses ouvrages constituent une source incontournable, tous comme ceux de sa disciple Lydia Cabrera. (Voir bibliographie).

            D'autres ouvrages encore m'ont été d'une grande utilité, comme Drumming for the Gods, the Life and Times of Felipe García Villamil (Temple University Philadelphia, 2000), de María Teresa Vélez, qui contient une multitude de données historiques sur les batá de la ville de Matanzas, ou  Carlos Aldama's life in batá, Cuba, Diaspora and the Drum de Umi Vaughan et Carlos Aldama (Indiana University, 2012). Ce sont là les deux seules biographies de bataleros cubains.

            Ce présent ouvrage n'est pas motivé par la religion, car si je pratique ces musiques rituelles, aussi bien en tant joueur de tambour que comme chanteur, mon expérience religieuse reste très limitée. Il m'est donc relativement difficile d'avoir accès à des informations que seuls les sacerdotes détiennent. Il serait donc vain, pour moi, de tenter de citer les innombrables personnages religieux ayant compté dans l'histoire de santería et de la Regla de Ifá [14] : santeros [15] , babalawos, oriatés [16] , babalochas [17] ou iyalochas, et tel n'est pas mon but.

 

Jesús Pérez (iyá), Eugenio de la Rosa (akpwón) et Armandito Sotolongo (itótele) avec Teatro y Danza Nacional, Paris 1961, photo BNF. On reconnaît sur le tambour que joue ici Jesús la bannière noire triangulaire de son groupe Isupo Iragüo.

            En plus des sources déjà citées, j'ai effectué un travail d'identification à partir d'une collection de documents visuels anciens, photos et vidéos. À Cuba, j'ai pu présenter beaucoup de ces documents à des protagonistes majeurs tels Ángel Bolaño, Lázaro Pedroso ou Amado Dedeu. Et, grâce à leur mémoire et à leur savoir intact, j'ai obtenu beaucoup de réponses qui m'ont permis de mieux comprendre l'histoire des tambours et des bataleros, et de mieux identifier les différents musiciens importants appartenant aux générations passées.

 

À propos des photos contenues dans cet ouvrage et de leurs auteurs.

            Nombre de photos présentes ici proviennent d'internet en général, et de facebook en particulier. Quelques-unes y ont été partagées plusieurs fois sans remercier ni même citer leurs auteurs. L'absence de droits d'auteurs à Cuba permet de copier des écrits ou des photos sans crainte de la moindre accusation de plagiat. Des livres copiant intégralement des auteurs cubains sont parus dans le commerce, et leurs plagiaires ont même pu se protéger, pour en avoir déposé les premiers le contenu. Les auteurs cubains n'ont malheureusement aucun moyen de se défendre. Natalia Bolivar m'écrivit un jour à ce sujet, résignée : « Je crois que celui-là ne sera ni le premier plagiaire, ni le dernier. Il existe beaucoup de soi-disant écrivains sans aucun scrupule, qui, sans aucun respect, ne citent même pas leurs sources dans une bibliographie. Malheureusement, je ne peux faire grand-chose à ce sujet, car je vis à Cuba, et, comme vous le savez, nous avons peu accès à l'information, et encore moins à la protection des droits d'auteurs. Je n'ai personne, ni ne connais même personne, qui puisse m'aider à démasquer ce type de problèmes [18]  ».

            C'est donc en toute connaissance de cause, mais non sans un certain sentiment de culpabilité, que j'utiliserai ici des photos sans en connaître les auteurs, qu'ils soient ou non cubains. Par conséquent, je demande à tous de bien vouloir m'en excuser. 

            Il existe un « groupe public » sur facebook d'un grand intérêt, dédié au départ aux tambours batá, créé par Yamil Castillo, et nommé Tamboreros de Cuba. Yamil, qui vit à Milan en Italie, est le fils de José Castillo, ancien membre-fondateur du Conjunto Folklórico Nacional. Ce groupe a réuni de nombreux internautes passionnés (qui y ont partagé plus de 600 photos). Parmi eux, beaucoup sont omo Añá, ou pratiquants de la santería, et résident pour la plupart en dehors de Cuba. Le site contient quantité de photos de bataleros célèbres. Le principe même de facebook permet aux membres de la communauté de laisser des commentaires, et ainsi d'ouvrir une discussion à propos d'une photo, ce qui permet de mieux confirmer l'identité des personnes représentées. J'y ai moi-même « posté » une affiche des années 1970 du Conjunto Folklórico Nacionalqui a été entièrement « tagguée » par d'autres membres, ce qui m'a permis de nommer précisément la plupart des musiciens et danseurs qui y sont présents (voir page suivante).

 

La fiabilité des sources.

            La plupart des informations, y compris chez Fernando Ortiz, proviennent de témoignages oraux, et le risque d'erreur est toujours possible, sinon sous-jacent. Dans les interviews, les protagonistes n'ont pas toujours eu pour souci principal de préserver l'histoire telle qu'elle s'est passée, mais souvent de simplement prouver qu'ils y avaient bien pris part. Entre deux versions contradictoires d'une même histoire racontée, il m'a parfois fallu trancher. J'ai alors forcément penché pour la version la plus logique, ou pour celle qui était confirmée par la majorité des protagonistes. De plus, ces derniers ont bien souvent modifié plus ou moins volontairement les informations, soit pour des raisons religieuses, soit qu'eux-même ou d'autres étaient impliqués de manière négative : polémiques, situations humaines tendues, affinités personnelles, voire guapería ou machisme… Il est des histoires « que l'on ne raconte pas ».  Quand j'ai commencé mes recherches sur le terrain, mes informateurs ont parfois répondu à certaines questions trop précises uniquement par un silence, qui en disait long sur le caractère « sensible » du sujet. L'un des premiers Cubains à m'aider dans mes recherches m'a dit un jour : « Oui, je peux te raconter ce que je sais à propos de l'histoire des tamboreros ou des chanteurs de rituels. Par contre, il m'est difficile d'évoquer les gens qui officient toujours actuellement. Je préfère donc ne rien raconter de ce qui s'est passé après 1980, car je ne veux pas créer des polémiques qui pourront ensuite me nuire, si l'on apprend que je suis à l'origine de telle ou telle information ».

            En résumé : « on ne peut parler librement que des gens décédés, ceux qui appartiennent au passé ».

Conjunto Folklórico Nacional, ciclo congo, années 1970

Au premier plan : Juan de Dios Rámos, El Goyo, Gerardo Pelladito, Felipe Alfonso, Andrés Cortina.

2e rang, danseuses : Leonor Mendoza, Daisy Romero, Arelys Savón, Alicia de los Santos, Zenaida Armenteros.

3e rang, danseurs : « Tony », Juan García, Miguelito el Blanco, Servando Guttiérez.

4e rang, musiciens : Ramiro Hernández, José Castillo, Windo Jáuregui, Carlos Aldama, Mario Jáuregui Aspirina.

 

1. La santería et les religions afro-cubaines.

            La santería, ou Regla de Ocha, est actuellement la religion afro-cubaine la plus pratiquée, mais il en existe bien d'autres. Elles ont toutes survécu aux diverses interdictions, à différentes époques, et elles sont aujourd'hui réparties de manière assez inégale sur le vaste territoire de Cuba :

            - La Regla de Ifá (considérée comme séparée de la Regla de Ocha), religion yoruba centrée sur une forme de divination, située au départ dans l'ouest de l'île, aujourd'hui sur tout le territoire.

            - Les cultes de la société abakuá, seulement pratiqués à La Havane, Matanzas et Cárdenas.

            - La Regla de Palo-monte et/ou celle de Mayombe, la Regla Briyumba, et la Regla Kimbisa del Santo Cristo del Buen Viaje, qui sont les religions dites Congos, répandues partout dans l'île.

            - Le Vodú, le Gagá, venus d'Haïti au début du XIXe siècle, dans la moitié est de l'île ou Oriente.

            - L'Espiritismo, mélange de « spiritisme » (qui fut inventé en France par Allan Kardec), de rites catholiques et de rites congos. Il est présent à Cuba sous diverses formes, surtout dans les villes.

            - La religion arará, venue de l'ancien Royaume de Dahomey, principalement pratiquée de nos jours dans la province de Matanzas.

            - D'autres religions afro-cubaines encore plus régionales, comme les cultes gangá, dans la petite ville de Perico (31 000 habitants), ou les cultes iyesá, qui ne sont plus pratiqués que dans les provinces de Matanzas et de Sancti Spíritus.

            Presque toutes ces traditions religieuses, tout au moins leurs musiques et leurs danses, ont dès les années 1960 été inclues au répertoire de troupes folkloriques d'État. Certains styles sont donc toujours présents dans certaines villes, au sein de ces troupes, mais ne sont plus pratiqués traditionnellement – au sens strict et « européen » du terme – dans des rituels. C'est le cas du Bríkamo, originaire lui aussi du Calabar, qui n'est plus pratiqué qu'au sein du groupe folklorique Afrocuba de Matanzas. D'autres genres ont presque perdu tout caractère religieux, mais sont toujours joués par des groupes, cabildos ou associations aidés par l'État, mais dans une moindre mesure que les grands ensembles folkloriques. C'est le cas de nombreux styles que l'on trouve autour de Santiago de Cuba et de Guantánamo, comme la Tajona, la Comparsa Carabalí, ou la Tumba Francesa.

            Nous allons utiliser ici beaucoup de noms de divinités du panthéon yoruba, les orichas. Nous n'allons pas pour autant prendre le temps de les décrire, car beaucoup d'informations sont disponibles à leur sujet, sous diverses formes. De plus, nombreux sont les orichas qui possèdent plusieurs déclinaisons (« avatars » ou caminos). Leur description nécéssiterait à elle seule plusieurs pages. Nous citerons brièvement :

            - Les orichas guerriers : Eleguá (ou Echú), Ogún, Ochosi et Osun.

            - Les orichas de la nature : Inle, Babalú Ayé, Oricha Oko, Osáin, Oggué, Oke et Korinkoto.

            - Les orichas de la famille de Changó : Ibeyí, Dadá, Agayú, Changó.

            -Les orichas-ancêtres : Obatalá et Oduduá.

            - Les orichas féminins ou oricha obbiní : Obba, Yewa, Oyá, Yemayá et Ochún.

            - L'oricha de la divination, Orula ou Ifá.

            Nous allons également, et pour d'autres raisons, citer de nombreux grades de dignitaires abakuá (ou plazas). De la même façon, nous n'allons pas pour autant les décrire. Nous ne citerons que les principaux, et par ordre d'importance :

            - Iyambá, Mokongo, Isué et Isunekué, correspondant à quatre rois légendaires.

            - Empegó (le scribe), Ekueñón et Enkríkamo.

            - Mosongo, Abasongo, Enkóboro, Eribangandó, Enkanima et Nasakó (l'herboriste).

            - Moruá Yuansá (chanteur), Moni-bonkó (joueur de tambour soliste bonkó-enchemiyá).

            - Etc… (il existe plus de quinze autres grades).

            Beaucoup de santeros initiés à l'oricha Changó dans la santería doivent ensuite s'initier dans la société abakuá.

 

2. Les instruments de musique de la santería.

 

                              

 

            Les batá, joués uniquement par les Yoruba, sont étroitement associés au culte de l'oricha Changó. Au Nigeria, ils seraient également associés aux orichas Oyá, Echú, Orichanlá (avatar d'Obatalá) et aux masques Egúngún. Certaines légendes affirment que Changó, de désespoir, se serait pendu à un arbre nommé Àyàn, du même nom que la divinité qui réside dans le tambour batá : « Àyàn est l'oricha des tambours (à Cuba on dit Añá, mais on le prononcerait exactement comme en Afrique). Àyàn est le nom yoruba du distemonanthus benthamianus (flamboyant du Gabon ou satinwood tree, eyen en langue Fang), arbre utilisé pour construire les tambours, les oché (haches de Changó en bois), et parfois des canoës » (R.C. Abraham, Dictionnary of Modern Yoruba). Il est présent dans tous les pays du Golfe de Guinée signalés sur la carte ci-dessus. Añá est physiquement présent dans le tambour batá, matérialisé par un petit paquet contenant des préparations magiques, qui peut être fixé sur l'intérieur du fût. On parlera alors de « l'añá d'un tambour » pour désigner cet objet, employant alors un nom commun au lieu du nom propre.

            Au contraire de Cuba, où des tamboreros venant de toutes origines se « consacrent » à Añá, au Nigeria on est alubàtá par tradition héréditaire, de père en fils. Aujourd'hui la plupart de ces musiciens sont également musulmans. À Cuba, on utilise le terme générique batalero pour désigner un tambourinaire qui joue des batá, qu'il soit ou non initié. Le terme omo Añá désigne un joueur de batá consacré (initié à Añá), et celui d'olubatá désigne celui qui a la charge d'un jeu de tambours consacrés. Cependant, par déformation du mot yoruba alubàtá (litt. « celui qui frappe le tambour batá »), on utilise depuis longtemps à Cuba le terme olubatá (« le chef du tambour batá » ou « le propriétaire du tambour batá ») pour désigner un simple musicien. N'étant pas en accord avec cet amalgame, nous préfèrerons réserver le terme olubatá uniquement à ceux qui ont la charge d'un jeu de tambours consacrés.

            Ìyáàlú (ìyá ilú, le tambour-mère) est au Nigeria le plus grand des trois tambours. À Cuba, on utilise les termes iyá, mais aussi mayor (un mayorcero est un joueur d'iyá) ; on utilise le terme itótele pour le tambour medium, mais également segundo (un segundero est un joueur d'itótele) ; enfin, on utilise le terme okónkolo (ou anciennement omelé) pour le tambour aigu (un okonkolero est un joueur d'okónkolo).

 

Batá nigérians, 1953. Photo William Bascom.

            Les tambours batá ne sont pas les seuls instruments de musique de la religion yoruba à Cuba : d'autres instruments de la santería sont sans doute plus répandus même que les batá sur le territoire cubain. Cependant, ils sont considérés comme moins prestigieux que ceux-ci, à l'origine des instruments de musiques de cour à Oyó, au Nigeria, dans le palais du roi ou Alaafín Oyó.

            Parmi les autres instruments yoruba à Cuba, on trouve :

Agogó Guataca

         - L'agogó, souvent remplacé par une guataca (une lame de houe). La guataca fut l'un des instruments de substitution qui remplacèrent les cloches quand les instruments africains devinrent interdits au début du XXe siècle.

 

Chékere Toque de güiro   

            - Les chékeres, joués lors des toques [19] de güiro.

Tambours de bembé macagua, Matanzas Tambours de cáñamo.

            - Les tambours de bembé, joués dans une grande partie du territoire de l'île. Il en existe de nombreuses formes, monomembranophones ou bimembranophones (à une ou deux peaux).

             - Les tambours dits de cáñamo, dans la région centrale, autour de Trinidad et Palmira, qui tirent leur origine des dùndún nigérians.

            - Le (ou les) tambours que l'on joue avec les chékeres dans les toques de güiro, même si ceux-ci ont été remplacés au fil du temps par des congas ou tumbadoras.

 

 

Tambours de bembé bimembranophones.

 

 

À gauche : tambours iyesá cubains, Matanzas 1954. Photo Fernando Ortiz. À droite : tambours bèmbé nigérians, temple de Logunèdè, Ilesha, Nigeria, Photo P. Verger

 

            Dans la religion iyesá, également d'origine yoruba, on joue d'autres tambours. Ils sont proches, morphologiquement, des tambours que l'on appelle bèmbé, au Nigeria, comme eux bimembranophones, mais qui sont la plupart du temps différents des tambours de bembé que l'on joue à Cuba. Les tambours bèmbé d'Afrique comportent généralement un timbre.

 

3. Tambours et tambor.

            Le terme tambor a pour les pratiquants de la santería plusieurs significations, ce qui peut prêter à confusion. Il désigne en effet en même temps :

            - L'instrument de percussion.

            - La cérémonie où l'on joue des tambours batá (avec pour synonyme toque de santo), d'où les expressions tocar (en) un tambor, que l'on traduira par « jouer (dans) un tambour », c'est-à-dire « jouer des batá lors d'une cérémonie ».

            - À la fois « un orchestre de tambours batá consacrés » (comprenant les bataleros et le ou les chanteurs), et « un jeu de trois tambours batá consacrés ». L'expression el tambor de Pablo Roche, par exemple, peut signifier à la fois « l'orchestre de tambours batá de Pablo Roche » (avec ses musiciens) ou « le jeu de tambours batá consacrés que Pablo Roche avait en sa possession ».

 

4. L'apprentissage des batá : maîtres, disciples et élèves.

            Quant à l'apprentissage de ces instruments, il ne correspond pas à l'image habituelle que l'on se fait de l'étude de la musique en Occident. Généralement, si l'on veut apprendre à les jouer, on doit fréquenter un maître tambourinaire, qui généralement est aussi le dueño (le responsable, le chef, le propriétaire) ou l'olú-batá (le propriétaire de tambours batá) d'un jeu de tambours consacrés. Mais ce n'est pas pour autant, comme disent les Cubains, que le maître « s'asseoira » près de l'élève pour lui enseigner comment jouer. Le nouvel apprenti, en se faisant accepter par le maître comme yambokí, ou apprendiz (novice), sera admis à le fréquenter à la fois chez lui et au sein des cérémonies. Mais son apprentissage se fera principalement en observant comment l'on joue, et en imitant ses aînés. On commencera par lui faire jouer le petit tambour okónkolo, le plus simple des trois, celui qui joue généralement en ostinato. Puis, au fur et à mesure qu'il jouera avec les autres musiciens, l'élève apprendra oralement et même inconsciemment les polyrythmies jouées par les deux autres tambours. Il apprendra à démarrer correctement un toque, à reconnaître les appels du tambour principal (iyá), et donc à reconnaître chaque toque (il en existe plus d'une centaine). Il apprendra également quel toque l'on doit jouer pour accompagner chaque chant (il en existe plus d'un millier). Après avoir joué okónkolo pendant quelque mois, voire plusieurs années, il saura mieux ce qu'il devra jouer au moment de passer sur le second tambour (itótele), au jeu nettement plus complexe, et, un jour, il pourra enfin jouer le tambour principal (iyá). Il faudra pour cela que le maître l'y autorise.

            À moins que l'élève soit étranger, et ne se rende à Cuba pour y prendre des cours, jamais on ne paie un maître pour une leçon. Au contraire, jouer des batá en cérémonie est une activité rémunérée, bien que non officielle : on sera toujours payé pour jouer, en fonction du temps que l'on aura passé à le faire. C'est également pour cette raison que certains grands joueurs de tambours n'aiment pas qu'un apprenti, étranger à sa propre équipe de musiciens, vienne le regarder jouer dans une cérémonie. Ils savent bien qu'en les observant, l'apprenti vient, en quelque sorte, « voler » des connaissances. Nombreux sont ceux qui modifient alors leur jeu, de manière à le rendre incompréhensible par un novice.

            Pour toutes ces raisons, j'ai souvent préféré mettre le terme élève ou disciple en italique.

Suite :

Chapitre I : La période coloniale - les cabildos lucumí.
1. La nación lucumí     
2. Une présence lucumí minoritaire    
3. Les cabildos de nación lucumí
4. Les cabildos lucumí havanais 
5. Añabí et Atandá - La naissance des tambours batá consacrés à La Havane

Chapitre II : La création de la santería moderne à La Havane et à Matanzas.
1. Les maîtresses-femmes de la religion lucumí au XIXe siècle
2. La División de La Habana : santo parado et asiento, traditions egbado et oyó
3. Oba Tero à Matanzas
4. La réconciliation entre Lucumí et Arará

Chapitre III : Histoire des tambours de fundamento havanais.

1. L'obscure histoire des tambours batá du XIXe siècle
2. Andrés Roche « Sublime » et Pablo Roche « Akilakuá »
3. Données confuses à propos des autres jeux de tambours havanais du XIXe siècle
4. La situation dans les années 1950 racontée dans les ouvrages d'Ortiz
5. Les tambours aberikulá, le güiro et les cajitas de Lázaro Pedroso
6. La première photographie de tambours batá

Chapitre IV : Chronologie des tambours havanais du XXe siècle.
1. Le tambor de Pablo Roche (années 1920-1930)
2. Le tambor de Fermín Basinde (consacré en 1927)
3. Le tambor de Nicolás Angarica (consacré en 1942)
4. Le tambor de « Goyo » Torregrosa (consacré en 1943)
5. Le tambor de « Moñito » (consacré en 1944)
6. Le tambor de Jesús Pérez (consacré en 1955)

Chapitre V : Autres tambours havanais à partir des années 1960.
1. Le tambor de Amador (consacré en 1963)
2. Le tambor d'Andrés Chacón « Pogolotti » (consacré en 1963)
3. Le tambor de Francisco Saez Batista
4. Autres bataleros

Tableau chronologique des tambours de fundamento havanais

5. La naissance d'un nouveau tambour

  


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Chapitre IX : Annexes : lexique, sources bibliographiques et remerciements (lien pdf)

[1] Santería : littéralement « la sainterie », mot qui désigne la religion yoruba pratiquée à Cuba, terme péjoratif espagnol, parce qu'elle comprend un grand nombre de divinités, les orichas, ou santos (saints).

[2] Calabar : nom utilisé à Cuba pour désigner une région méridionale du Nigeria, aujourd'hui dans le South Eastern State, zone frontalière avec le Cameroun. C'est de cette région qu'est issue la société abakuá de Cuba.

[5] Jesús Pérez Puentes (1915-1985) : grand joueur de tambour batá havanais, impliqué depuis les années 1940 dans un grand nombre de projets musicaux de toutes sortes, puis, à partir de la Révolution de 1959, dans les nouvelles institutions artistiques de l'État cubain que furent Teatro y Danza Nacional ou le Conjunto Folklórico Nacional.

[7] Tambours batá de fundamento : tambours consacrés, aptes à jouer dans les différentes cérémonies religieuses de la santería. Le mot fundamento signifie « élément central, cœur physique d'une religion, matérialisé », et, par extension, « secret, magie ». Les tambours batá consacrés sont dits de fundamento par opposition aux tambours batá aberikulá, « non-consacrés », mais pas forcément profanes, car ils ne sont pas tout à fait impropres à l'usage religieux : ils sont réservés à des activités festives qui ne sont pas des cérémonies, mais sont destinés « à divertir les orichas », les divinités du panthéon yoruba.

[8] Omo Añá : littéralement « enfant d'Añá », grade religieux acquis par les joueurs de batá après une initiation spécifique, afin qu'ils soient aptes à jouer les tambours de fundamento dans les rituels.

[9] Barry Cox : chercheur spécialiste de la rumba cubaine vivant à New York. Il a considérablement fait progresser l'histoire discographique de la rumba, notamment en retrouvant à l'Université de l'Indiana un grand nombre d'enregistrements ethnomusicologiques - oubliés de tous - réalisés par Harold Courlander, puis par Richard Waterman dans les années 1940 à Cuba.

[13]   Lucumí, ou lukumí : terme utilisé à Cuba jusqu'au milieu du XXe siècle pour désigner les esclaves yoruba et leur religion.

[14] Regla de Ifá : Religion yoruba, centrée autour d'un mode de divination, associée à l'oricha Orula ou Ifá. Ses prêtres, les babalawos (baba olú-awo: « père propriétaire du secret ») sont obligatoirement omo Orula (enfants d'Orula), car initiés à cet oricha-devin. Le grade d'oluwo (Olú-awo) est considéré supérieur à celui de babalawo. Ifá n'est pas le seul mode de divination yoruba présent à Cuba : il en existe d'autres dans la Regla de Ocha ou santería.

[15] Santero : contrairement à une idée courante, le santero n'est pas un simple pratiquant de la santería, mais un titre reçu seulement une fois accomplie l'initiation consistant à « recevoir son saint ». Seuls les santeros (et les grades supérieurs à celui-ci en Ocha) sont habilités à tomber en transe de possession de leur oricha tutélaire.

[16] Oriaté : Devin dans la Regla de Ocha, pratiquant un mode de divination différent de celui des babalawos en Ifá.

[17] Babalocha : Litt. « Père propriétaire d'un oricha » (baba olú-ocha). Santero ayant lui-même initié de nouveaux santeros. Iyalocha (« mère propriétaire d'un oricha ») est le féminin de babalocha.

[18] « Creo que no será ni el primer plagiador, ni el último. Existen muchosescritores' inescrupulosos, que ni siquiera por un problema de respeto, mencionan las fuentes en sus bibliografías. Desgraciadamente yo no puedo hacer mucho al respecto, pues vivo en Cuba y como usted debe saber tenemos poco acceso a la información y menos a la protección de los derechos de autor. No tengo ni conozco a nadie que pueda ayudarme a desenmascarar este tipo de problemas ».

[19] Toque = du verbe espagnol tocar música (jouer de la musique). Un toque de santo est une cérémonie où l'on joue des tambours batá. Un toque de batá est un rythme, ou un ensemble de plusieurs rythmes formant un tout (ex: le toque a Osáin, qui comprend à La Havane quatre rythmes). Parmi les toques de batá, dont le nombre dépasse la centaine, il existe des toques spécifiques, joués pour un seul oricha (divinité yoruba), comme Latopa ou Lalubanche qui sont des toques spécifiques d'Eleguá, ou des toques génériques, comme Ñongo ou Chachalokafún joués pour plusieurs orichas.

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